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Dans les années 70, des Irakiens se sont rendus à plusieurs reprises au CERN pour collecter des informations dans le cadre de leur programme de bombe atomique.
Durant les années 70, le patron du programme de la bombe atomique irakienne, Jafar Dhia Jafar, a effectué plusieurs séjours au CERN à Genève alors qu'il était rattaché à l'Imperial College de Londres. A une reprise au moins, en 1979, il a dépêché au CERN l'un de ses ingénieurs pour obtenir des renseignements techniques sur un type d'aimant particulier. Parmi plusieurs voies possibles pour obtenir de l'uranium enrichi, les Irakiens avaient en effet décidé d'utiliser et de perfectionner les calutrons, une technique qui consiste à séparer, à l'aide de puissants aimants, les atomes d'uraniun 235 (d'intérêt militaire) des atomes d'uranium 238 (peu fissiles) qui se trouvent mélangés dans l'uranium naturel. C'est pour cette raison qu'ils s'intéressaient précisément aux aimants du type de celui développé pour une expérience du CERN. Finalement, les Irakiens ont choisi un design différent de celui du CERN pour les aimants de leurs calutrons, mais l'épisode montre qu'ils exploraient cette technique d'enrichissement de l'uranium il y a une quinzaine d'années déjà.
Un chercheur genevois, qui avait à l'époque tenté en vain d'alerter les milieux scientifiques et du désarmement, rend aujourd'hui public cet épisode, en marge de la renégociation du Traité sur la non-prolifération nucléaire qui se déroule actuellement à New York. (Réd. Lire les articles de Suren Erkman en page 5.)
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A Genève, l'Irak a collecté des informations techniques en vue de sa bombe atomique. Le grand patron du programme militaire nucléaire irakien a lui-même effectué plusieurs séjours au CERN, le Laboratoire européen pour la physique des particules.
Un jour de 1979, un ingénieur irakien se rend au CERN, à Genève, le Laboratoire européen pour la physique des particules. Bien qu'il ne participe pas à un programme de recherche du CERN, sa visite n'a rien d'anormal, le laboratoire européen étant un lieu d'échange scientifique ouvert à tous, sans distinction de nationalité. Il approche l'un des physiciens de l'expérience NA10, et pose des questions sur les détails de construction de l'aimant tout à fait particulier qui constitue l'élément central de l'appareillage de cette expérience. Ce physicien, responsable de l'aimant, mentionne lors d'une conversation cette visite à l'un de ses collègues, André Gsponer, un jeune chercheur qui se préoccupe du rôle de la recherche scientifique dans la course aux armements.
Après une brève analyse, André Gsponer parvient à la conclusion que, selon toute vraisemblance, les Irakiens sont manifestement intéressés à produire de l'uranium enrichi par le biais d'une technologie connue sous le nom de ``séparation isotopique électromagnétique''. Dans son principe, cette technique consiste à séparer, à l'aide d'un puissant aimant, les atomes d'uranium 235 (d'intérêt militaire) des atomes d'uranium 238 (peu fissiles) qui se trouvent mélangés dans l'uranium naturel. Cette technique est connue depuis longtemps, puisque c'est ainsi que les Etats-Unis, entre juin 1944 et juillet 1945, ont fabriqué la charge nucléaire de la bombe lâchée sur Hiroshima. Ce dispositf, mis au point à l'Université de Californie, est connu sous le nom de ``calutron'', contraction de ``California University Cyclotron''.
Les détails de cette technique, rudimentaire à certains égards, ont été rendus publiques entre 1946 et 1956. Parmi plusieurs voies possibles pour obtenir de l'uranium enrichi, les Irakiens avaient donc décidés d'utiliser les calutrons mais en les modernisant et en les perfectionnant. C'est pour cette raison qu'ils s'intéressaient précisément aux aimants du type de celui développé pour l'expérience NA10 au CERN.
Les Irakiens ne venaient pas par hasard à Genève. Le CERN a toujours été considéré comme le centre d'excellence mondial en matière de grands aimants. Surtout, le patron du programme de la bombe irakienne, Jafar Dhia Jafar, avait effectué plusieurs séjours au CERN durant les années 70, alors qu'il était rattaché à l'Imperial College de Londres. Entre 1967 et 1976, il a publié douze articles scientifiques portant sur des recherches menées aux synchrotrons de Birmingham et du CERN.
Naturellement, Jafar a utilisé ses relations personelles, nouées lors de ses longs séjours en Europe, pour envoyer ses collaborateurs puiser des informations cruciales aux meilleures sources. C'est ainsi que l'ingénieur irakien s'était explicitement recommandé de Jafar pour interroger le responsable de l'aimant de l'expérience NA10. Toutefois, estime ce dernier (qui souhaite conserver l'anonymat), cette visite ne revêt pas d'importance particulière, car ``les informations que cet ingénieur à reçues se trouvaient dans la litérature scientifique publique. A ma connaissance, il n'a pas eu accès aux plans d'ingénieurs originaux, ni à certain procédés particuliers dévelopés par le CERN pour fabriquer cet aimant.''
Lorsque a éclaté la guerre du Golfe, Jafar Dhia Jafar, qui réside aujourd'hui sous haute protection à Bagdad, assumait officiellement les fonctions de ministre adjoint de l'Industrie et de l'Industrialisation militaire, de vice-président de la Commission irakienne pour l'énergie atomique, et de directeur de la physique des réacteurs au Centre de recherches nucléaires de Tuwaitha. [On trouvera une compilation d'informations au sujet de Jafar Dhia Jafar, y compris la mention de ses séjours au CERN, dans l'ouvrage de William E. Burrows & Robert Windrem: ``Critical Mass, The Dangerous Race for Superweapons in a Fragmenting World'', Simon & Shuster, New York 1994. Malheureusement, cet ouvrage comporte de nombreuses erreurs techniques.]
Pour sa part, André Gsponer prend cet incident très au sérieux. Il quitte le CERN et devient en 1980 le premier directeur du GIPRI, l'Institut international de recherches pour la paix à Genève. Son objectif est d'évaluer, de manière rigoureuse, les retombées militaires possibles des recherches effectuées dans le domaine de la physique nucléaire et des particules. En 1980, à l'occasion de la deuxième Conférence de révision du Traité sur la non-prolifération (TNP), à Genève, il rédige un document dans lequel il montre que la technologie de la séparation électromagnétique, bénéficiant de nombreux progrès techniques, est devenue une technologie potentiellement très proliférante, et il mentionne même explicitement l'Irak.
Après avoir essayé en vain d'éveiller l'intérêt des milieux du désarmement sur ce problème, et après avoir été averti par des spécialistes des dangers que pouvaient représenter pour lui et ses anciens collègues du CERN la révélation d'une telle information, il décide de ne plus mentionner en public l'intérêt soutenu des Irakiens pour les calutrons. Il quitte la Suisse en 1987 et retourne à ses premières amours: la recherche théorique en physique fondamentale.
Mais en 1991, après la guerre du Golfe, il sursaute en voyant les images en provenance d'Irak: précisément des calutrons utilisés dans le programme de la bombe irakienne! André Gsponer collecte alors toute l'information disponible sur les calutrons dans la littérature scientifique et dans les rapports des missions de l'ONU en Irak. Il termine actuellement une étude technique sur les calutrons, dans laquelle il décrit en détail la manière dont l'Irak entendait fabriquer l'uranium enrichi nécessaire à la bombe. [André Gsponer et Jean-Pierre Hurni, ``Calutrons: 1945-1995'', ISRI, Case postale 30, 1211 Genève-12.] Les événements lui ont donné raison: l'Irak, comme d'autres pays, a bel et bien emprunté la voie des calutrons, confirmant ainsi le potentiel de prolifération de cette technique. ``Si on avait pris cette affaire au sérieux à l'époque, le cours des événements aurait peut-être été différent'', estime André Gsponer.
Mais il reste une énigme de taille. Les Services de renseignements occidentaux ont prétendu avoir été surpris de découvrir un important programme de calutrons en Irak: ``Je n'arrive pas à croire que j'ai été seul, avec quelques autres, à savoir que les Irakiens s'intéressaient de près aux calutrons dès la fin des années 70, s'interroge André Gsponer. Les Services secrets occidentaux devaient être au courant. Pourquoi avoir alors tellement attendu pour réagir, et pourquoi avoir feint de découvrir ce programme après la guerre du Golfe?''
Dans l'un des chapitres d'un récent ouvrage collectif consacré à la possibilité d'une élimination complète des armes nucléaires, on trouve une idée intéressante: tout citoyen devrait considérer comme son devoir d'alerter l'opinion publique s'il venait à prendre connaissance d'un quelconque événement laissant à penser qu'un groupe ou un pays cherche à acquerir la bombe atomique. [Joseph Rotblat, Jack Steinberger et Bhalchandra Udgaonkar (sous la direction de): ``Un monde sans armes nucléaires'' Editions Transition, Paris, 1995.] Or c'est précisément ce qu'André Gsponer dit avoir tenté de faire au début des années 80 lorsqu'il s'aperçu que l'Irak s'intéressait de près aux calutrons, et plus encore lorsqu'il a réalisé que les technologies liées aux accélérateurs de particules risquaient de donner naissance à de nouvelles générations d'armes nucléaires. [André Gsponer et al.: ``La quadrature du CERN'', Editions d'En-Bas, Lausanne, 1984.] ``Mais personne n'a voulu m'écouter, y compris dans les milieux scientifiques, regrette André Gsponer. Peut-être faudra-t-il qu'une grande ville dans un pays occidental soit volatilisée par une bombe atomique pour que l'on se décide à réfléchir sérieusement sur une nouvelle politique de la science et de la technologie, qui prenne en compte de manière vraiment responsable les retombées de la recherche fondamental.''
Comme en confirmation de cette analyse, la résolution 707 du Conseil de sécurité de l'ONU, adoptée le 15 août 1991, spécifie clairement que l'Irak a l'interdiction non seulement de fabriquer, d'importer, et d'utiliser, mais également de conduire ``toute activité de recherche et de développement'' dans le domaine ``des sources de neutrons, d'accélérateurs d'électrons, d'accélérateurs de particules, d'accélérateurs de ions lourds'' ainsi que dans le domaine des ``dispositifs de fusion nucléaire expérimentale.''
D'autres spécialistes voient également dans le dévelopement incontrôlé de la recherche un facteur clé de la prolifération nucléaire. Une prolifération d'autant plus inévitable que le Traité sur la non-prolifération nucléaire, renégocié ces jours à New York, ne concerne que les technologies liées aux réacteurs nucléaires. Dans un article récemment publié par la revue ``Science'', John Nuckolls, directeur associé d'un des plus grands laboratoires militaires américains (le Lawrence Livermore National Laboratory), affirme que ``la dissémination des progrès scientifiques et technologiques ainsi que la croissance économique offrent à un nombre toujours croissant de nations la capacité de développer des armes nucléaires''. P.K. Iyengar, ancien directeur de l'Institut Bhabha de recherches atomiques à Bombay et ancien président de la Commission indienne pour l'énergie atomique, exprime un opinion semblable dans un éditorial de la revue scientifique indienne ``Current Science'': ``Au fur et à mesure que la science nucléaire progresse, la technologie nucléaire évolue, aussi bien pour des usages pacifiques que militaires. (...) Il est important que les physiciens en tiennent compte et qu'ils informent les responsables politiques et le grand public.''
Mais pour l'instant, on assiste à la mise en oeuvre d'une toute autre stratégie: la contre-prolifération, qui consiste à laisser aller un pays jusqu'à un certain point, puis à le stopper, manu militari s'il le faut. Pour Robert Kupferman, spécialiste des questions de défense au Center for Strategic and International Studies à Washington, interrogé par téléphone quelques heures après l'attentat d'Oklahoma City, ``il ne fait aucun doute que les armes nucléaires vont proliférer de manière terrifiante. Pour se protéger de cette menace, il faudra utiliser la force.''